Quand les vivants pensent à moi, ils m’ouvrent comme un soupirail sur leur monde. Alors je m’y coule en douce, sans faire le moindre bruit. Je me garde de les effrayer, autrement, ils se braquent et m’opposent les redoutables parois de l’oubli, me laissant cantonné dans mon purgatoire où je m’ennuie à mourir. C’est pour cela que je réprime autant que possible la tentation d’intervenir dans les affaires terrestres. Cela vous surprend, n’est-ce pas, qu’une âme errante puisse interférer dans le monde des vivants ? Mais vous n’avez d’autre choix que de me croire sur parole. Je ne suis pas autorisé à vous en révéler davantage. Ce que je puis dire, est que nous disposons d’un nombre limité de signes dont nous émaillons les chemins de quelques proches, pourvu que ceux-ci prennent la peine de les méditer. Nous avons donc une latitude raisonnable pour influencer des situations précises. Cela peut se manifester de différentes façons. Les voies oniriques sont les plus lisibles mais parfois, j’en conviens, assez déroutantes. Souvent, l’envie de hurler me tenaille quand je surprends des songe-creux allant sur les brisées de mon infortune ; je me fais alors violence pour respecter nos règles. J’ai envie de leur dire : toutes les raisons que l’on vous donne, aussi alléchantes soient-elles, sont des raisons pour mourir. Alors je souffre, en silence, et m’efforce de brider les assauts de mes démons. Parfois je me dis que l’incapacité à intervenir pour changer les choses est peut-être l’enfer lui-même, car je n’ai cessé de brûler depuis le jour de ma mort. Abou Zoubeïr nous a menti en nous promettant un accès direct au paradis. Il disait que notre part de géhenne, nous l’avions déjà subie à Sidi Moumen et que, par conséquent, il ne pouvait rien nous arriver de pire. Mieux, la foi qu’il nous instillait jour après jour forgeait le bouclier qui allait nous permettre de franchir les sept cieux pour atteindre la lumière. Il nous décrivait chaque étape, avec ses écueils, ses tentations, ses doutes et ses errances. A l’entendre, on aurait juré qu’il était mort dix fois et que dix fois il avait ressuscité tant il connaissait par le menu les détails du grand voyage, tant il y avait de vérité dans ses yeux quand il nous les relatait.

Le miracle de Sidi Moumen est l’étrange facilité avec laquelle s’y adaptent les nouveaux arrivants. Venus des campagnes desséchées et des métropoles voraces, chassés par un pouvoir aveugle et des nantis sangsues, ils se coulent dans le moule d’une défaite résignée, se font à la crasse, jettent leur dignité aux orties, apprennent la débrouille, le rafistolage d’existences. Dès que le nid est achevé, ils s’y blottissent, s’y terrent et on dirait qu’ils ont toujours été là; qu’ils n’ont jamais rien fait d’autre qu’alimenter la misère qui y règne. Ils font partie du décor au même titre que la montagne d’ordure, que les abris de hasard, faits de boue et de crachats, surmontés de paraboles comme de gigantesques oreilles tendues vers le ciel. Ils sont là et ils rêvent. Ils savent que la faucheuse rôde, qu’elle s’en prend d’abord à ceux qui ont cessé de rêver. Mais eux n’ont pas l’intention de mourir. Ils se serrent les coudes, se soutiennent. La maladie guette comme un chasseur sa proie, ils la voient, la sentent. Ils la défient. La faim a beau étendre ses tentacules, serrer les cous jusqu’à l’étouffement, elle ne tue pas à Sidi Moumen parce que les gens partagent le peu qu’ils possèdent. Parce qu’ils mesurent mutuellement leur détresse commune. Demain, ce sera le tour d’untel. Après demain, de tel autre. La roue tourne si vite. Entre peu et rien, il n’y a que des miettes que le moindre souffle emporte.